«Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental, d’épais et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées du système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des humanités et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements, à nos histoires ni à nos non moins somptueuses errances. La pensée de l’archipel, des archipels, nous ouvre ces mers.»
Traité du Tout-Monde
«Quelle est cette splendeur ? D’un bord à l’autre de la parole établissant ses paysages ?» Pour le poème «Le grand midi», dans Le Sel noir, où elle est posée, cette question est sans doute purement rhétorique. La réponse était déjà donnée dans une strophe précédente:«Cette île, puis ces îles tout-unies, ô nommez-les. «Criez-les. Je ne veux en la mer qu’un pli d’argiles qui épient. Toute une écume terrassée.» Une mer peuplée d’îles: tel est le lieu où se plaît l’imaginaire du poète. Ce que la langue appelle un archipel. Lieu paradoxal, qui conjoint l’isolement de l’île et la mise en relation de l’ensemble. Mais lieu qui s’accorde parfaitement à la poétique de la Relation. «L’avantage d’une île est qu’on peut en faire le tour, mais un avantage encore plus précieux est que ce tour est infinissable.»
Car la plupart des îles du monde sont reliées en archipels. Chaque île appelle à la relation avec d’autres îles.Le Traité du Tout-Monde érige «l’archipel» en opérateur conceptuel. D’ailleurs le mot s’enrichit de dérivés: «archipélique», «archipéliser». L’archipel oppose sa pluralité, «ses diversités dans l’étendue», à l’esprit de système et sa rigueur unitaire : «La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie.»
L’archipel est d’abord un lieu de la géographie: les réalités de l’archipel caraïbe ont proposé à Glissant le cadre et la matrice de sa pensée du divers. Puis l’image de l’archipel s’est accordée à la conscience de la métamorphose du monde: «Les régions du monde deviennent des îles, des isthmes, des presqu’îles, des avancées, terres de mélange et de passage, et qui pourtant demeurent.» Même la Méditerranée, où se sont développés les grands monothéismes et la pensée de l’Un (maintenant en proie aux crises et aux guerres où s’affrontent leurs incarnations trop humaines), «s’archipélise à nouveau, redevenant ce qu’elle était peut-être avant de se trouver en prise à l’Histoire». Dans la mondialité féconde du Tout-Monde, «aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise».L’archipel devient la forme même du monde. Rien d’éton-nant si l’œuvre de Glissant qui veut en rendre compte se soit développée comme une œuvre en archipel. La pluralité et le disparate y sont affichés comme principes constituants mais tous les livres font relation les uns avec les autres, débordent les uns sur les autres.
Chaque livre-île se distingue de tous les autres par son projet ou son écriture, irréductible dans sa singularité, mais il tient aux autres par des rappels ou des reprises. Les mêmes vagues viennent battre leurs rivages.Dans le Traité du Tout-Monde, le fragment intitulé «Le nom de Mathieu» donne un exemple de nomadisme insulaire avec l’usage que l’écrivain fait des noms: «Ces noms que j’habite s’organisent en archipels. Ils hésitent aux bords de je ne sais quelle densité, qui est peut-être une cassure, ils rusent avec n’importe quelle interpellation qu’infiniment, ils dérivent et se rencontrent sans que j’y pense.» Ainsi le nom de Mathieu: nom de baptême de l’écrivain, repris dans la fiction pour l’accorder à un personnage majeur des romans, Mathieu Béluse, «greffé, pour finir ou pour recommencer, en Mathieu Glissant», l’enfant dernier-né de l’écrivain.
Sur le site: http://www.culturesfrance.com/adpf-publi/folio/glissant/index.html
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