samedi 29 novembre 2008

L'isolement de l'ile gigogne


"[...] On connaît aussi un petit nombre d’îles qui ont fait irruption au beau milieu d’un cratère dont l’effondrement a provoqué la formation d’un lac. On distingue celles dont le cratère (caldeira) est partiellement envahi par la mer, comme l’Anak Krakatau,la plus fameuse d’entre elles, sortie au beau milieu du cratère du Krakatau en 1928. Et celles qui sont coupées de tout contact avec le milieu marin, bordées seulement par un lac, lui-même encerclé par la terre.C’est le cas de Motmot, un îlot situé à 40 kilomètres de la Papouasie - Nouvelle-Guinée. Ce cône volcanique de 25 hectares a « poussé » en 1968 et en 1973 à l’intérieur du lac Wisdom, au beau milieu de l’île volcanique de Long Island. C’est une aubaine pour tous ceux qui étudient les processus de colonisation des plantes et des animaux. En effet, Long Island a connu aussi une éruption catastrophique au milieu du XVIIe siècle. On pense que la majorité de la faune et de la flore a été anéantie, ensevelie sous près de 30 mètres de cendres. Habitée par un millier d’habitants et partiellement recouverte d’une forêt, Long Island a une longueur de 27 km sur 18 km de large. [...] Si l’on devait résumer d’une formule la caractéristique principale de Motmot, on pourrait dire que cette île est coupée du monde. Les 55 kilomètres de mer séparant Long Island des côtes de la Papouasie - Nouvelle-Guinée, l’une des principales sources potentielles d’organismes,constituent une première barrière. Le territoire de l’île de Long Island forme un deuxième filtre. Enfin, le lac Wisdom forme une troisième barrière. Ce dernier n’a pas de poissons et peu d’espèces d’invertébrés en raison des températures souvent élevées de ces eaux du lac dues à l’activité volcanique.Des températures allantde 30 °C à 80 °C ont été enregistrées en 1988.En dépit de tous ces obstacles,la vie s’est tout de même installée sur l’île Motmot. Une vie ténue. « Le degré zéro de la colonisation ». La végétation se limite en effet à quelques herbes pionnières comme les carex, dont les graines ont été transportées jusque-là sur les pattes des canards qui stationnent sur l’île.On ne dénombre pour l’instant que quatre arbres. Cela n’a rien de surprenant : les petites dimensions de l’île limitent le nombre d’espèces. En fait, la colonisation de Motmot est surtout limitée par le fait qu’elle est bordée par un lac et non par la mer, qui charrie et dépose sur les plages des déchets,les fameuses laisses de mer,qui attirent toute une faune détritivore servant elle-même de nourriture à d’autres espèces.On est loin du dynamisme de l’écosystème qui s’est mis enplace dans l’île d’Anak Krakatau dont les côtes bordent l’océan. Enfin, la structure du sol volcanique est tellement instable qu’elle ne constitue pas une niche écologique favorable.

Dans la colonisation des milieux insulaires, on ne voit que ce qui réussit, note Philippe Vernon. Mais il ne faut pas perdre de vue que les échecs sont beaucoup plus fréquents que les succès. » Le vent, les courants marins et les animaux charrient tout un lot de graines et d’animaux. Rien ne permet de dire aujourd’hui quels sont ceux qui arriveront à s’installer au cours de prochaines années.
Extrait d'un article disponible ici

lundi 10 novembre 2008

Des îles gigognes à Montreal

À Montréal, qui est une île en soi, il y a des îles gigognes, l'île Notre-Dame, où a lieu le grand prix de formule un, et l'île Sainte-Hélène. Ce sont deux îles "aménagées" par feu le maire Jean Drapeau, un mégalomane qui a construit ces îles attenantes pour y tenir l'expo internationale de 1967.
Trouvé sur le net

Des îles gigognes en Océanie

Je tape "iles gigogne" sur Google, comme ça, par curiosité, avec l'espoir qu'il me donne de nouvelles pistes incongrues à explorer sur mon concept, et voici sur quoi je tombe. Une page de Wikipedia sur l'océanie qui présente le concept d'espace gigogne inventé par des géographes pour désigner l'empilement des réalités et la difficulté de délimitation de l'espace dans les îles d'Océanie.

"Comme pour tout continent, les limites de l'Océanie sont arbitraires et difficiles à déterminer. Ces difficultés sont amplifiées en partie par l'un des grands paradoxes océaniens, à savoir qu'il s'agit d'un continent avant tout maritime, sans véritable masse continentale. Les difficultés à définir cet espace s'illustrent dans les différentes désignations qui ont pu lui être appliquées. On parle ainsi de « Pacifique Sud »[1] ou des « Mers du Sud » alors même qu’une partie de la Micronésie et l'archipel d'Hawaii sont situés dans l'hémisphère Nord. De plus, ces désignations excluent généralement l'Australie (et la Tasmanie) et il est certain que rares sont les Australiens qui effectivement se définissent en tant qu'Océaniens. Plus généralement la frontière entre Asie et Océanie reste fluide. L’île de Nouvelle-Guinée est ainsi politiquement séparée entre Asie (la partie occidentale de l’île, constituée des provinces indonésiennes de Papua et de Papua occidental (précédemment Irian Barat puis Irian Jaya), et Océanie (Papouasie-Nouvelle-Guinée), même si les populations de ces deux entités sont culturellement proches. Du reste jusqu'en 1962, les territoires aujourd'hui indonésiens sous administration hollandaise, étaient considérés comme faisant partie de l'ensemble océanien. Jusqu'à cette date, les Pays-Bas étaient en effet à ce titre membres de la Commission du Pacifique Sud ou CPS (rebaptisée en 1998 Communauté du Pacifique Sud).

Sur ce concept d'Océanie se superposent plusieurs réalités (politiques, géographiques, culturelles, historiques…) qui ne se recoupent pas systématiquement. C'est l'une des raisons pour laquelle les géographes Antheaume et Bonnemaison ont décrit l'Océanie et plus généralement le bassin Pacifique comme un « espace gigogne ».
« A travers l'évocation de traits significatifs de modernité et de tradition, des relations centre-périphérie à diverses échelles, l'aire du Pacifique apparait en fait comme un espace complexe à structure « gigogne », comme l'ont fort bien exprimé B. Anthaume et J. Bonnemaison, en 1988, dans leur Atlas du Pacifique : au plus large, le Bassin du Pacifique qui couvre 25 millions de km²; puis l'Asie-Pacifique incluant l'Océanie; enfin au cœur du dispositif les îles du Pacifique. Evidemment, cette nomenclature demande parfois à être précisée. Ainsi, la Nouvelle-Zélande est-elle la somme de deux grandes îles, mais reste "extérieure" au Pacifique insulaire, tout en accueillant une communauté polynésienne importante; La Papouasie-Nouvelle Guinée émarge, comme l'Australie, à la partie continentale de l'Océanie, mais peut-être incluse dans le Pacifique insulaire puisqu'elle participe, malgré sa masse, à la problématique des îles, au delà par le fait que ses ressortissants émargent aux traditions mélanésiennes." »
"Évolution géopolitique et stratégique du Pacifique insulaire et de l'Australasie à l'orée du XXIe siècle" J.P Doumenge in Geostrategiques, avril 2001 - N° 4"

Voilà le coupable qu'il me faut désormais aller lire:
Antheaume B., Bonnemaison J., 1988, Atlas des îles et état du Pacifique Sud, GIP RECLUS/PUBLISUD, Montpellier

L'île, lieu d'une totalité

"[...] il est significatif [...] qu'une île (une petite île) soit proposée exemplairement comme le lieu d'excellence de la totalité culturelle. D'une île, on peut désigner ou dessiner les contours et les frontières; d'île en île, à l'intérieur d'un archipel, les circuits de la navigation et de l'échange composent des itinéraires fixes et reconnus qui desinent une claire frontière entre la zone d'identité relative (d'identité reconnue et de relations instituées) et le monde extérieur, le monde de l'étrangeté absolue. L'idéal, pour l'ethnologue soucieux de caractériser des particularités singulières, ce serait que chaque ethnie soit une île, éventuellement reliée à d'autres mais différente de toute autre, et que chaque îlien soit l'exact homologue de son voisin."
Marc Augé. Non-lieux.

Prendre sa tête pour un chapeau

Penser le sentiment comme une excroissance de l’instinct dans une logique darwinienne ne me plait pas. Ne me transporte pas. Ne me suffit pas. Logique hautement déterministe qui condamne la magie des sentiments et des émotions primaires à n’être qu’une chaine de causalité motivée par l’unique but de survivre. Ce n’est pas que je croie au libre arbitre, c'est plutôt contre le refuge qu'apportent ces raisonnements parfaits que j'en ai...
Ça marche… C’est prouvé… Scientifiquement… Des tests suffisants corroborent la thèse de... Prétention scientifique qui mène à des gestes aussi puérils qu’une transplantation d’un gène résistant aux pesticides sur nos cultures. En toute connaissance de cause.
Moi, ce que j’aime dans la science, ce sont ses impasses. L’équation irrésoluble. Dans la neurologie, je prends les histoires merveilleuses et tellement borgésiennes d’Olivier Sacks. Une femme tombe de son lit, emportée par sa jambe qu’elle a jeté hors des draps en pensant qu’elle appartenait à un autre; un homme prend la tête de sa femme pour son chapeau… Histoires qui ont l’air tout droit sorties d’un recueil de Poe mais qui sont vraies.
Ce que j’aime dans le matérialisme, c’est qu’il nous libère de la toute-puissante pensée rationnelle. Pas qu’il nous enferme dedans. J’aime qu’il réconcilie corps et esprit, j’aime imaginer de minuscules cerveaux au bout de chacun de mes doigts, sur le ventre, sur les seins, sur la plante des pieds, des connexions nerveuses émerger de tous les pores.
Les IRM, de toute façon, ne photographient pas le territoire crânien des coïncidences heureuses, de cet allo que j’entends en décrochant le téléphone du vieil ami que j’avais justement l’intention d'appeler. La littérature, par contre, permet d’écrire en toute impunité des personnages qui agissent en pleine inadéquation avec le monde qui les entourent.

Faire des gigognes


Le recours à l’imposture, au détournement ou au faux dans l’écriture est l’expression humble d’une vaste imagination. D’un goût évident pour le doute aussi.

« Faire des gigognes », c’est travailler le texte comme un archipel au lieu d’une route. Ne pas céder à la tentation de la linéarité, d’organisation univoque du récit pour tenter d’écrire le monde qui m’entoure. Car je ne trouve pas, dans mon monde, de sujets qui puissent être représentés autrement que par une polyphonie de blocs divergents. Je ne trouve pas de destinées qui s’éclairent à la lumière d’un trait univoque dessiné à la dernière page; je ne trouve pas de questions existentielles qui puissent se résoudre dans du Coelho. Bien-sûr, à l’archipel, il faut couper les racines, les îles doivent remuer, se frotter, prendre le risque d’un choc frontal. Les îles gigognes ne doivent pas se juxtaposer en blocs hétérogènes dans un tableau d’ensemble statique de la diversité. L’archipel est sous tension d’un désir de résolution du multiple auquel on résiste pour ne pas faire tomber le texte dans l’immobilité.
Parfois on cède. Tentation de la lisibilité? Ou simplement besoin de clarté? Il arrive qu’on ne supporte plus la liberté devant laquelle nous laisse la malléabilité de l’œuvre gigogne et qu’on épure les excès, les contrastes, les incohérences pour accéder à la clarté. En somme, on fait le travail qu’on voulait laisser au lecteur dans un moment de doute sur la valeur du doute.
Les jeux d’emprunt, l’ironie, les fausses pistes, la satire et autres détournements servent le même dessein. Ils créent de l’épaisseur, des strates de signification supplémentaire sous l’histoire racontée. Ils créent un vertige du « Et si tout ceci signifiait l’inverse ? » dont il ne faut peut-être pas abuser pour rester lisible, même s’il est parfois difficile de résister à l’appel d’une fausse citation mise en exergue, lorsque la phrase qui la constitue fonctionne mieux en marge du texte que dans la bouche du narrateur.
De toute façon, mise à part la malheureuse présence d’un égo défaillant qui me fait aspirer malgré ma posture à quelques gloires en pitance, je crois à l’anonymat plus qu’aux droits d’auteur, au relais, aux emprunts, aux détournements, aux mélanges, qui sont appropriation et non vol, dès qu’ils passent dans une nouvelle main.
Les modifications que le traducteur a opérées sur le Manuscrit trouvé à Saragosse ont permis que le livre soit lu. Est-un une manipulation malhonnête? Lequel des deux est le bon, celui de l’auteur qui n’aurait pas passé l’époque classique seul ou celui du traducteur qui a coupé l’essence de l’œuvre en organisant le chaos?
On peut tenter de répondre à cette question. On peut écrire le monde pour le clarifier, mais je crois à l’énigme, parfois légère, parfois tragique, comme mode d’appréhension du monde.

Sur Marelle de Cortazar et cette idée de mobilité

La structure sur laquelle repose mon projet s’inscrit dans la grande famille des écrivains qui ont tenté de dynamiter la forme romanesque, en haut de laquelle Cortázar semble être vraiment un grand-père spirituel. Recherche d’un lecteur-actif qui s’implique dans la recherche de sens ; autoréflexivité visant davantage à stimuler l’esprit critique du lecteur en interrompant l’intrigue, à la manière du théâtre brechtien, que l’exposition narcissique d’une posture ; multiplication des points de vue; refus de l’unité et de la linéarité du roman classique; désir de nettoyer la langue de son artificialité; écriture fragmentaire qui s’exprime même dans sa pratique de la nouvelle, malgré l’apparente unité qui s’en dégage ; mobilité de la structure. Le rapport de filiation que j’entretiens avec l’écrivain argentin n’est pas à démontrer tant mes enjeux se confondent aux siens.

Parlant de la structure particulière de Marelle, ce bricolage de choses hétérogènes qui peuvent être lues dans des sens différents, Cortázar explique que son livre doit bouger dans les mains du lecteur pour «le pousser à rompre continuellement avec ses idées habituelles de temps et d’espace». Un peu plus loin dans ses entretiens, il théorise cette mobilité sous un concept de «poésie permutante»:
J’ai toujours été fasciné par l’idée de laisser le langage en liberté, par la possibilité de construire, d’articuler un poème, une prose offrant non pas un nombre infini de lectures possibles mais différentes lectures grâce à un simple mouvement, grâce à un déplacement des blocs sémantiques. Cela m’a toujours fasciné car c’est redonner au langage une sorte de vie personnelle. Tu écris un poème permutant et ensuite les choses se mettent à bouger selon le choix de lecture que tu fais par les yeux, tu élimines ce qu’il y a de mécanique et de consécutif dans le langage rationnel et particulièrement dans la prose.
Il y a un plaisir très « oulipien » dans cette manie de jouer avec la mobilité des formes et de la langue. Mais contrairement aux expérimentations formelles pures, mon projet, comme les romans bricolages de Cortázar, n’est pas dépourvu d’un engagement social.

Perruquer

Borges disait que le livre était le « centre d’innombrables relations ». Un enchevêtrement de fils. Lianes filandreuses qui viennent des rumeurs du dehors. Ça pourrait être ce « même de la chose » qui appelle Munier. Peut-être aussi une brume qu’on voudrait dissiper de la main pour retrouver l’essentiel. Le raffia autour des marchandises emballées. S’y entremêlent les routes intérieures. Pas un unique canal d’où surgirait l’É-mo-tion o-ri-gi-nelle. Pire, le fil qui relierait cet Homme majuscule tapis en chacun de nous à tous les autres pour recréer l’harmonie regrettée par les humanistes et par Juliet. Il y a plein de lianes tendues entre les expériences vécues, les lieux, le ressenti, et voilà qu’elles ressortent elles aussi pour s’emmêler aux autres dans le texte. Après, ils nous demanderont ce qui appartient à l’auteur dans ce nœud, de le départager de ce qui est pure fiction. Cette mort là, c’est bien à vous? Quand même, quand même, l’imagination, on ne peut pas tout inventer. Ils diront même que l’écrivain est un narcissique honteux qui aime s’exhiber par procuration. Pourtant, passée l’étape de la création, alors que l’écrivain aimerait tant que ses fils lancés s’emmêlent à ceux des lecteurs, il lui faudra admettre sa disparition du texte. Pouf!
S’il est narcissique, il essaie de prolonger son existence, il crée une « communication » avec le lecteur. Ainsi de cette nouvelle fascination pour l’ébauche, dont parle Pierre Chappuis, intensifiée à l’heure du net, et qui permet à l’auteur de ne pas lâcher son texte. Chaque fois que le lecteur voudrait mettre la main sur l’objet, l’autre pose sur la table sa nouvelle version, bercé par le vain espoir de s’approcher de « ce qu’il veut vraiment dire ». Finalement, ça finit en baston : « - Il est à moi! - Non à moi! », ça tire des deux côtés, et peut-être chacun repart avec un bout de texte déchiré qu’il conservera par orgueil, et par orgueil seulement.
Le livre devient le lieu de nouvelles rencontres. Il bouge. Qu’il réponde à des exigences rudes de brièveté ou qu’il croule sous une opulence de détails. S’il est bon, il est plus fort que l’écrivain. Pas dans le sens d’un clivage qui exclurait l’un de l’autre. Au sens où Nizon l’entend quand il dit que « l’écriture est plus forte que la vie » : « la vie se perd n’importe comment, presque tous les vivants ne touchent jamais à leur vie à eux, ils sont comme de la marchandise emballée, ils traversent leur vie comme ça, empaquetés sans jamais sortir leurs mains. La vie de la vraie littérature est beaucoup plus puissante. C'est l’unique possibilité de toucher à la vie. C'est aussi, à l’opposé, l'obligation pour l’écrivain de créer la vie dans un sens bouleversant, de dégager la vie dans chaque syllabe, une vie qui n'était pas disponible, pas touchable ailleurs. »

Prendre l'art pour ce qu'il n'est pas

Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux, il faut d’abord répondre. Camus, Le Mythe de Sisyphe, p.1
À la question de l’absurde, Cioran répond par la négation, pour être fidèle à son système qu’il croit ne pas avoir. Si la vie est absurde, la mort, elle, n’a aucune valeur, car elle est ce qui fige l’incertitude de la vie. Finalement, on voit bien que Pascal et Cioran collaborent malgré la grimace du second. Ils y croient à la confusion.

… cette fantastique grammatologie, formellement incommensurable, des futurs verbaux, des subjonctifs et des optatifs s’est révélée indispensable à la survie, à l’évolution de ‘l’animal doué de langage’ face au scandale et à l’incompréhensibilité de la mort individuelle. Grammaire de la création, p. 15
Incompréhensibilité, peut-être. Scandale, je ne vois pas. Scandale plutôt de ce futur qui nous coupe nos jambes, nos bras, nos cœurs, nos odeurs, nos limites, nos palpitations, pour repousser la mort. Grammaire du concept, de l’abstrait. Elle élague tout ce qui est périssable, particulier, informe, pour construire une humanité lisse, homogène, pérenne.

L’espoir n’aurait aucun sens dans un ordre totalement irrationnel ou dans le cadre d’une éthique arbitraire et absurde. Grammaire de la création, p. 16
L’espoir s’enroule à des fictions. Et de nouvelles fictions viennent pousser du coude les anciennes. Ordre divin vers lequel on adressait passionnément ses prières, foi aveugle dans le Progrès, la Science, le savoir. Si la rationalité cartésienne est pleine de trous, reste cette belle fiction de l’humanité. L’être humain perfectible, qui doit retrouver sa bonté, son équité, sa bravoure, son érudition, au prix de massacres parfois on parfait l’homme, on y mets tous nos espoirs, on se fait barbares intérimaires pour combattre l’essence barbare de l’homme.

… La Divinité a créé notre univers dans un moment d’inadvertance, d’absence. Grammaire de la création, p. 51
Valeur de l’accident dans la création contemporaine. Deux fragments juxtaposés sur le bureau dans un moment d’absence créent une histoire. Un fil de laine trouvé dans une poubelle donne le ton à une œuvre picturale. L’intentionnalité de l’auteur a été dynamitée avec le structuralisme qui donne la place du roi à la langue. Peu m’importe de savoir ce que tu as voulu dire, la langue travaillera avec la subjectivité du lecteur pour créer son œuvre. De là le nombre croissant d’écrivains médiocres qui font leur succès sur le talent des lecteurs. De là aussi les bavardages intempestifs des artistes sur leurs œuvres, leur impudeur : ils sont pris de vertige devant la mobilité de leur fiction qui leur échappe toujours.


Puisse venir le temps où l’œuvre ne sera pas lue… Grammaire de la création, p. 108
Par humanisme, parce que l’œuvre parle à cette part de l’humain que nous voudrions combattre. Vient aussi la question de la responsabilité. Vacillante. Pas seulement la responsabilité de l’influence, Nietzsche n’aurait-il pas mieux du se taire que d’élaborer sa morale des forts qui a abouti au surhomme et à son utilisation fasciste? Une responsabilité moins orgueilleuse. Le simple fait d’ajouter des lignes imparfaites, du gaspillage diront certains, dans la grande bibliothèque. Se dire qu’un lecteur choisira peut-être votre livre alors qu’il n’a pas lu Homère, Flaubert, Cioran, Nieztsche, Pascal, Céline, Proust, Dostoievski, Cortazar, Pennac même…

… aucune anatomie de leurs éléments, aucun démembrement technique de leur gestation et de leurs sources possibles ne saurait expliquer la vitalité du tout, une vitalité dont la somme dépasse radicalement celle de toutes les parties discernables. Grammaire de la création, p. 112
Il ne faut pas pousser, c’est la force du collage, de jouer avec la juxtaposition de fragments pour que l’ensemble donne l’impression d’être mobile. Si aucune autopsie du texte ne démasque les fils derrière les marionnettes, c’est simplement parce qu’ils sont dans la tête du lecteur, et non dans le texte.

L’art et la littérature sont possibles parce qu’ils imitent le fiat divin. Grammaire de la création, p. 210
Oui, oui, les femmes enfantent et les hommes créent, chacun dans le désir de « peupler ce petit monde de présences qui lui sont à la fois familières et rebelles. » Que c’est beau! . (Soupire)


Il s’agit moins, et c’est important de le comprendre, d’être créateur que de s’inventer une existence — l’être créateur — qui réponde au problème de l’inutilité de toutes choses, au vide de nos vies. Lawrence Olivier, Vaincre l’espoir comme tâche politique, p. 148.
Lawrence Olivier s’en prend enfin à l’art comme espace de libération de soi, comme la forme privilégiée de l’espoir. Il cite notamment comme exemple le programme situationniste basé sur la croyance que la part irréductible de créativité qui se trouve en chaque être le protège de l’asservissement total, le maintient en vie.
En quoi la liberté de créer est-elle la mesure de l’humanité? En créant, croit-on, l’homme dépasse sa condition, ouvre un champ des possibles, transforme le monde. Mais il n’est pas créateur. Il s’invente créateur pour conférer à son existence un sens. Il croit posséder plus de valeurs en se croyant créateur.
Par ailleurs, ce que propose la création reste prisonnier du langage qui l’énonce. Il s’agit d’une ‘réalité’ contingente, arbitraire, liée à des systèmes interprétatifs. Ces systèmes ne sont pas hors du monde; ils sont eux-mêmes le produit des valeurs, des désirs qui cherchent à donner sens au monde. On n’en sort pas. Ce que produit la création est en fait une nouvelle conception idéale de l’homme, elle le fait en posant une manière d’être à l’aide de l’imagination; elle imagine d’autres manières d’être pour échapper aux contraintes qui pèsent sur l’homme. Elle propose une autre humanité.

Un projet sur deux ans

D’un côté, des discours de plus en plus intégristes et simplificateurs qui se cognent pour fabriquer de toutes pièces un « choc des civilisations ». De l’autre, un fantasme de monde globalisé – la planète Mac Do – qui, sous couvert d’un multiculturalisme prétendant reconnaitre toutes les revendications identitaires, couvre les différences sous un voile de neutralité et absorbe la diversité en l’ignorant complètement. Face à ce désir d’uniformisation, ma pratique cherche à recréer, à la manière des œuvres d’art réunies sous le genre de « l’esthétique relationnelle », des espaces ambivalents, où la neutralité fonctionnelle des paysages postmodernes côtoie le baroque de la vie quotidienne.

Le terme d’« esthétique relationnelle » a été inventé en 1996 par le critique et théoricien de l’art français Nicolas Bourriaud et peut être résumé comme une théorie des liens qu’entretiennent certaines pratiques artistiques occidentales des années 1990 avec la « sphère des interactions humaines et de leur contexte sociale ». Sa théorie s’applique surtout aux œuvres d’art qui prennent comme point de départ la notion d’espace mental en changement constant. Dans le contexte de l’esthétique relationnelle, l’art ne cherche pas la rencontre entre un objet et un observateur, mais la création d’un espace (réél ou figuré) où des rencontres intersubjectives se produisent. Dans un monde où les relations interpersonnelles sont de plus en plus restreintes, où les personnes sont remplacées par des machines (comme dans le modèle du guichet automatique) et où les nouveaux outils de communication servent à délimiter les espaces d’interaction sociale (puisqu’on tend de plus en plus à n’interagir que par ces moyens, comme dans le cas de Facebook), ces pratiques furtives créent des espaces de vie ambivalents, en détournant l’identité purement fonctionnelle des lieux par des réappropriations communautaires continuelles et multiples.

Ainsi, on ne peut nier que les bases du monde moderne fondées sur les frontières et une logique dialectique ont été remplacées par le paradigme de la mobilité qui trouve son symbole dans ces nouveaux lieux de transit et de déracinement de la postmodernité que l’anthropologue Marc Augé a nommé les « non-lieux », par opposition aux « lieux anthropologiques », qui se veulent identitaires, relationnels et historiques . Mais je pense que l’on ne peut en parler sans aborder leurs apories et mettre en doute cette neutralisation de l’espace. Dans L’Autoroute du sud de Cortázar par exemple, le traitement fantastique de l’autoroute, où un incompréhensible embouteillage qui se prolonge pendant des mois entraine la formation d’une véritable communauté, montre bien que la théorie des non-lieux ne résiste pas à l’épreuve du passage d’individus dans le lieu. Dès que de l’humain s’y insère, il fait cloquer la surface lisse du lieu, le détourne de son identité purement fonctionnelle. Dès lors, plutôt que de condamner ces non-lieux au mutisme et à la neutralité, il faudrait les envisager comme des portes qui ouvrent sur des espaces de relation multiples, pour lesquels il nous faut inventer de nouveaux récits, car la forme du roman classique est incapable de laisser ouverte à l’infini cette multitude.

La structure de Salles d’Espérance construit cette infinie « compossibilité » du monde, pour reprendre un terme de Leibniz. La juxtaposition de contraires, la multiplication des points de vue et la mobilité des fragments multiplie les strates de lecture que d’autres enlèvent par peur de l’altérité ou du doute. L’éclatement de mon récit repose donc sur une utilisation bien plus romantique que nihiliste du fragment. La nuance est faible, mais elle permet de distinguer la parole morcelée d’un Cioran qui affirme que le monde est dénué de toute signification, de la parole ambivalente d’un Pascal qui refuse de trancher, parce que l’essence de son message est davantage dans le questionnement que dans la conclusion. Ainsi, mon écriture ne résout pas les paradoxes, « mais juxtapose, c’est-à-dire, laisse en dehors, les uns des autres les termes qui viennent en relation, respectant et préservant cette extériorité et cette distance comme le principe — toujours déjà destitué — de toute signification ». Dans un monde où l’on ne croit plus qu’à l’uniformisation de la pensée, où des mots sont menacés d’extinction parce qu’ils « sortent » du cadre idéologique dominant, je pense que le rôle de l’écrivain est de maintenir l’ambivalence présente dans chaque sphère du quotidien.

L’interprétation du monde ne peut et ne doit pas être univoque. Ma parole ne l’est pas davantage. Je ne me situe pas dans la posture de l’écrivain engagé, au sens sartrien du terme. Mon projet n’incite pas le public à l’action politique, n’ambitionne pas la confrontation, n’est pas inscrit dans un esprit de militantisme. Il utilise le langage littéraire pour offrir un point de vue critique sur la société. Il fait émerger au niveau linguistique des subjectivités pour faire contre-pied à l’uniformisation des cultures et des langues. Autrement dit, je montre qu’il est encore possible de produire une multitude de signes subjectifs, même dans un monde aux signes vidés. C’est ce cumul d’individus, de subjectivités, que mon écriture poursuit, non dans un rapport à l’exhaustivité, mais au manque. Elle appelle toujours de nouveaux blocs pour combler son incomplétude. Ainsi, l’économie de ma pratique est davantage celle de l’outrance fragmentaire, une boulimie de fragments qui repose sur la logique du collage, chaque nouvelle juxtaposition créant de nouveaux sens qui s’additionnent aux précédents sans jamais résoudre la pensée dans une synthèse.

Prendre la parole

Il faudra être prêt à s’expliquer. Ou s’armer pour ne pas le faire. Mais être prêt. Enveloppé d’une identité d’écrivain que les lignes ont fabriquée. Pas que les lignes… C’est peut-être une discussion sans fin entre l’auteur, le texte et le lecteur qui fabrique la voix de l’écrivain. L’auteur s’y plie tout en l’attaquant à l’aiguille; le lecteur s’en amourache en acceptant quelques touches d’émancipation… C’est pour ça qu’on n’y manquera pas. À la question du pourquoi, pour qui, on sera de bronze, on lâchera un râle avec un demi-rictus. Mais ils sont tenaces, et s’ils nous connaissent, ils demanderont comment. On aura envie d’accentuer le sourire. De dire que les explications doivent rester hors d’atteinte. On parlera du débat qui a entouré le choix de l’éditrice de Compter jusqu’à 100, d’accompagner le roman de Mélanie Gélinas de ses explications. Ne pas oublier que le lecteur vous demande de sortir de la pièce avant de commencer sa lecture. On leur expliquera ça. Ah… Un peu saoulés par notre résistance-live, et de l’admiration qu’elle provoque, on se déclarera écrivain-anarchiste, qui dynamite le cheminement scriptural du lecteur-bourgeois parce qu’il n’existe pas, et l’orgueil nous fera de l’œil, on ne pourra plus résister à leur regard passionnément attentif, et plus la résistance aura été longue, plus le soliloque en étendra de couches de « j’ai commencé comme ceci », « je cherche à créer cela ». On resserrera les traits du personnage. Tout ça est une comédie. Mais il a peut-être raison de céder à l’invitation. Peut-être « est-il moins niais de risquer le ridicule que de le refuser obstinément par principe. » Offrir la médiocrité de ses idées en pâture.

Borges disait que les œuvres ne pouvaient être supérieures à leur créateur. L’explication vient juste confirmer, apporter un cachet d’authentification. Ah ah… Il ne sert à rien d’avoir peur alors.

Mais je ne suis pas une personne d’idée. Mes idées sont grossières, communes, versatiles. « Je ne me sens pas le moins du monde assuré des propositions qu’il m’arrive d’émettre au cours d’une discussion. Celles qui me sont opposées me semblent presque toujours valables. On me convainc, on me démonte facilement. Et quand je dis qu’on me convainc : c’est sinon de quelque vérité, du moins de la fragilité de ma propre opinion. Et je convaincs, et je démonte facilement. Je suis très douée à ce jeu. Car il s’agit bien d’un jeu, activité gratuite et improductive. Se battre pour des idées? Non. Se battre pour qu’elles ne figent pas.

J’ai des idées dans un coin roturier de ma tête. Je les sors au diner. Je les laisse bouger ou casser sans la moindre angoisse, ce ne sont que des idées. Il faut une capacité d’abstraction élevée pour pouvoir écrire des idées sans ressembler à ces philosophaillons BHLcroit tout savoir et s’en pend plein la gueule. La puissance de la littérature est de faire entrer le lecteur par les sens, la matière, dans le monde pour l’amener indirectement, sans qu’il ne s’en rende compte une seule seconde, là où sa résistance l’aurait empêché d’aller en passant par un discours argumentatif.

Ah ah ah. Elle joue au yoyo dans un coin de mon bureau et ricane à intervalles réguliers. Elle trouve ça drôle. pas moi. Je ne crois pas avoir cédé à la tentation des idées. Ahahah, fait-elle une fois de plus.

Abstramgram

Abstraction/Doute. Le sens des mots abstraits flotte. La chaise est une chaise, soit, et le fait qu’elle désigne aussi bien une Louis XV, que le siège bancal sur lequel je m’abîme le dos ne me pose pas de problème puisque je parviens à faire abstraction des différences pour me construire une idée générale et commune du mot chaise. Par contre, quand le mot dessaisissement peut signifier lâcher-prise, dépouillement ou dépossession de soi, que l’abstraction peut aussi bien être dans le domaine des idées, quand elle renvoie à cette opération intellectuelle qui permet d’élaborer des raisonnements, que dans celui des émotions avec ce courant esthétique qui utilise les formes comme s’il s’agissait d’émotions brutes, sans avoir à passer par la médiation du langage, je suis prise de vertige. Les mots deviennent des portes vers une instabilité générale. De la connaissance surtout. J’interroge les textes des grands penseurs sur lesquels l’Occident s’est construit. Je m’enfonce en eux, en chaque mot, non pas comme s’ils menaient à un monde complexe et dense, mais comme s’ils étaient chacun un monde grouillant de sens contradictoires.

Abstraction/Pensée. Action d'abstraire, opération intellectuelle par laquelle, dans un objet, on isole un caractère pour ne considérer que ce caractère ; résultat de cette action. Sans l'abstraction, l'esprit humain ne pourrait conduire aucun raisonnement un peu compliqué. L'abstraction ne crée pas des êtres et n'est qu'un artifice logique. Le pouvoir d'abstraction. Par une abstraction puissante, il a saisi ce qu'il y avait de plus général dans son sujet. La blancheur considérée en soi est une abstraction, puisqu'il y a dans la nature, non la blancheur, mais des choses blanches. Il faut bien se garder de prendre des abstractions pour des réalités. [Littré] Un poème totalement abstrait est-il possible? Non, ce serait alors se couper du monde.

Abstraction/Forme. L’enjeu de l’art abstrait est de communiquer directement sa subjectivité au spectateur. Il montre qu’il est vain d’essayer de transmettre le monde avec objectivité. Toute représentation est une abstraction, un échantillon. Mais pour l’art abstrait, c’est un échantillon tenté de subjectivité. Kandinsky considérait que les couleurs et les formes pouvaient communiquer des vérités spirituelles, cachées derrière les apparences quotidiennes et qui sont difficiles à décrire par les mots. Il voyait même une similitude entre la musique et la peinture. Un poème totalement abstrait est-il possible? Non, résolument, ce serait alors un tableau.

Abstraction/Corps. Mon corps est lourdement vautré sur sa chaise pendant que ma tête est ailleurs, dans un imaginaire qu’elle explore avec sa langue, sa mémoire, ses désirs. Le moment de l’écriture me scinde entre une vie qui s’exile dans des mots absents de la pièce et un corps qui mange, se gratte, s’étire sans que la première partie n’en reçoive le moindre écho.

Abstraction/Équilibre. « Cela ne doit pas atteindre ma vie ». Cela commence par ma vie. Quand mon corps devient trop lourd de savoirs, d’expériences, quand il grince d’habitudes, quand les tiroirs débordent, les choses commencent à craquer d’elles-mêmes. Je me demande la valeur de tout ça. De ce chemin vers l’inconfort. On dirait que je résiste, l’orteil colmate un trou, le coude un autre, pour écrire une page de plus dans l’entropie et le confort du plein. Mais j’avance sans impatience sur le chemin du déséquilibre. Je ne me sens jamais mieux qu’à cet instant d’avant la chute. Je voudrais rester sur l’arrête du cube, le corps tremblant d’effort pour ne pas tomber, à jeter sans réfléchir toutes les réserves d’expériences inutiles. Seules les choses vraiment importantes restent. Je fais abstraction de tout le reste.

Prendre sa malle

Eh bien, si je suis dans le paradoxe, se dit-elle, le pauvre Maulpoix est totalement englué dans le point de jonction où se croisent toutes les contradictions de l’écriture. Une tâche futile à l’accomplissement élevé, un ennemi dont on ne peut qu’être gré de nous pourrir la vie, et qui ne peut être mis en forme qu’en échappant à l’auteur, alors même que la moindre inattention remplace le langage en babillages complaisants. .. Pauvre, pauvre Maulpoix., soupire-t-elle.
Qu’est-ce qu’écrire, c’est une question complètement folle. Rien à voir avec celle du destinataire, du but, du sens. Elle jette un coup d’œil aux livres qui ronflent sur son étagère… Non. Ça interroge la substance même de l’écriture. Comme dirait l’autre, ça revient à se demander ce qui constitue l’existence. Pour y répondre, deux voies : un besoin imminent de certitude qui passe par-dessus toute une tradition de verbiages pour fixer la pensée sur un lieu commun. L’écriture, c’est un lieu vidé par l’auteur où toutes les altérités s’expriment, blablabla… Elle veut bien concéder que chaque sentence s’élabore sur un terrain de vérité… Mais la pratique de l’écriture, dès qu’elle est systématisée… De là, l’autre chemin, qu’emprunte Maulpoix – et il a bien raison! – et qui consiste à laisser l’essence de l’écriture se dessiner dans les blancs du texte, dans les vides laissés entre la juxtaposition de contraires.
Dès qu’elle a donné forme à cette première réflexion, elle se sent un peu mieux. Déjà que ses idées s’engueulent à vide ces dernières semaines, alors cette histoire de voyage dans l’altérité par l’écriture l’a complètement brisée. Elle s’affale sur sa chaise pour relire ces quelques lignes, scratch, elle tombe. Un crissement se rapproche, paf, un orteil écrasé par le livre qui tenait en équilibre sur le bord de son bureau. Et des murs dégringolent de tous les coins dès qu’elle se rassied devant sa page. La précarité de l’écriture, se dit-elle…
Dans l’écriture, dans l’écriture… Elle pense immédiatement à la mémoire. Elle fait claquer la phrase dans sa bouche : « l’écrivain écrit pour continuer de se souvenir qu’il existe ». Pas tout à fait ça. Quelque chose de manquant, de perdu, derrière lequel on se lance en vain. Blablabla… Une ouverture à l’autre, à un infini de possibles qui n’auraient pas émergé si l’on n’y avait pas fait de place.
« L’auteur est étranger ou dans un rapport d’étrangeté avec son écriture, en laquelle on se saurait l’identifier. Ce qui pourrait se dire encore : la relation de ‘l’auteur’ au texte, à la toile, est d’adversité bien davantage que de complicité. Chaque fois que celui qui l’écrit croit s’y projeter, franchissant la frontière qui le sépare infiniment de ce qu’il fait (de ce qu’il est), il se connait autre que ce qu’il fut ou sera, il devient incessamment cet autre que, pour finir, il ne sera pas. »
Ah oui, ça lui plait. Dans ce qu’elle écrit, c’est elle mais ce n’est pas tout à fait elle. Sans s’éloigner de ses positions, elle fait parfois des sacrées pirouettes pour aller chercher un nouvel angle de vision. Elle se vide, mais ce n’est jamais l’universel qui prend la place. Plutôt l’infinie recomposition des quelques traits stables. Et elle ne trouve pas plus compliqué que ça de faire sur le papier ce qu’elle fait déjà dans sa vie. Exiler l’un de ses personnages pour en faire émerger un autre, c’est ce mouvement, cette précarité qu’elle convoque dans l’écriture. Pas de réponses, mais un voyage.

Prendre la porte

Elle lut : « À l’image mécanique et instrumentale du langage que nous propose le grand système marchand […], j’oppose notre descente en langage muet dans la nuit de la matière de notre corps par les mots et l’expérience singulière que fait chaque parlant, chaque parleur d’ici, d’un voyage sans parole; j’oppose le savoir qui nous avons, qu’il y a, tout au fond de nous, non quelque chose dont nous serions propriétaire (notre parcelle individuelle, notre identité, la prison du moi), mais une ouverture intérieure, un passage parlé . » De recopier dans sa propre écriture cette lecture fait émerger des idées dont l’importance ne respecte pas leur ordre d’apparition.

D’abord, que le langage utilitaire, ce que Novarina nomme le langage de la communication, nourriture pour animaux, est le ciment d’une société. C’est sur lui que repose notre appartenance et reconnaissance à la communauté. Elle pense à ces gens qui voudraient interdire des mots sales, nègre, nain, gros, vieux, ou même des expressions qu’elle ne peut s’empêcher de lâcher un sourire en coin. Alors la société peut bien accepter quelques violences et boursouflures pour qu’on puisse sauver ce langage ouvert, cheminant à travers les incertitudes que Novarina chérit.

Elle pense ensuite au Ferdinand de ce roman avorté de LF Céline… « Ferdinand! Ferdinand! », hurle le capitaine Dagomart, « [o]ù est-il encore ce pitre? » Et Ferdinand de répondre : « Je suis embouti dans les parois, raplati, relancé dans la trempe, repris dans l’enchevêtrement, raccroché au crible des sabots, les ferrures m’emportent, pilé vif, je suis roulotté, farci lambeaux, laminé en poudre. J’évapore . » Cette façon dont Novarina se laisse submerger par la langue pour faire émerger quelque chose de plus profond, de plus vrai que la parole rationnelle lui rappelle cette petite musique du cœur (boueux), avec laquelle Céline espérait traverser la nuit. La phrase de Céline, c’est cette phrase étouffée qui tourbillonne jusqu’à trouver un passage dans un éclair ou se perdre dans des points de suspension après avoir dansé sur une musique de folie. Une explosion de liberté ou de hontes et de mots qui fuse en phrases choc ou disparaissant dans un hoquet.

Elle se dit qu’il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui laissent la langue prendre les reines pour tisser un lien entre les corps sans avoir à passer (à être traduit) par le langage rationnel, et les autres qui se servent du langage comme un outil pour transcrire le plus fidèlement possible leur pensée. Elle ouvre le tiroir et commence à faire le tri. Untel à gauche, l’autre à gauche, lui aussi. Décidément, c’est un lieu commun chez les écrivains. Elle tombe sur Cortázar. Ah! Lui au moins… Il le dit dans Marelle, « l’écrit purement esthétique est un escamotage et un mensonge, il finit par engendrer le lecteur-femelle, le type qui ne veut pas de problèmes mais des solutions ou de faux problèmes étrangers à lui-même qui lui permettront de souffrir, confortablement installé dans son fauteuil, sans se compromettre dans ce drame qui devrait être aussi le sien ». Lui n’idolâtrera pas le langage… Mais le traître d’ajouter que la pensée contemporaine ne pourra se casser qu’en dynamitant le langage sur lequel elle se fonde.

Elle jette ses tiroirs, plutôt les étiquettes, recommence : il y a les écrivains qui cherchent à se transporter dans l’écriture et ceux qui visent l’émotion du lecteur. Novarina veut se faire submerger par « un état surgissant du langage ". Elle veut submerger le lecteur, « attaquer le monde » pour lui. Car enfin, pourquoi faudrait-il s’enfermer dans cette dialectique de la vérité profonde opposée à des artifices de surface. Le langage du corps n’est pas plus vrai, plus immédiat que celui de la raison. Il vient d’ailleurs et révèle une des cases du kaléidoscope.

Enfin, tout ça ne la dérange pas car elle s’entend avec Novarina sur le principal. « Penser n’est pas avoir des idées, jouir d’un sentiment, posséder une opinion, penser, c’est attendre en pensée, avoir corps et esprit en accueil. La pensée ne saisit pas, ne possède rien; elle veille, elle attend . » Penser, c’est slalomer dans l’incertitude, c’est un mouvement, pas un résultat. Les écrivains du fragmentaire (Pascal, Cioran, Weil) le savent bien. Ils laissent la réflexion mobile en refusant de résoudre la tension crée par la cœxistence de pensées paradoxales.

Sur ce, elle prend ses affaires, saute sur la poignée, et sort au pas de course.