mardi 10 novembre 2009

décolonies

On dirait que tout s'embrase au point culminant de mon voyage antillais. Guadeloupe et Martinique. Mon ventre et la peur du vide. Des îles à feu et moi qui voulais comprendre. C'est quoi des colonies maman?

Seul

"Seul désormais, ce retourné de terre décoré de calebasses attestait que sa mère lui provenait d'Afrique. Vaste pays dont on ne savait hak. L'Africaine elle-même n'avait évoqué que la cale du bateau, comme si elle était née là-dedans, comme si sa mémoire, juste là, avait fini de battre. Ninon ne savait pas encore que tout en cultivant le souvenir de sa mère, elle oublierait l'Afrique: resteraient la femme, sa chair, sa tendresse, le bruit particulier des sucées de ses pipes, ses immobilités malsaines, mais rien de l'Autre Pays. Pas même le mot d'un nom."
Texaco, 154-155.

Boite à souvenirs

Elle extirpa d'un coffret en tôle toute la vie de son père. Une petite pipe en bois noirci machouillée pour ne pas céder à l'envie d'autre chose, plus de nicotine, autre vie, autre femme. Un canif au manche en os et ouvre-bouteille cassé. Un passeport vierge. La bague verte qu'elle pensait avoir perdu. Une photo de son mariage. Une autre de sa première fille.

Porter la liberté

"Porter la liberté est la seule charge qui relève bien le dos"
Patrick Chamoiseau, Texaco, p. 134.

Clichés justes d'exilés

"Étrangère partout, je porte en moi un théâtre invisible, grouillant de fantomes. [...] Partir, c'est devenir un tombeau ambulant rempli d'ombres, où les vivants et les morts ont l'absence en partage. Partir, c'est mourir d'absence. On revient, certes, mais on revient autre. Au retour, on cherche mais on ne retrouve jamais ceux qu'on a quittés. La larme à l'oeil, on se résigne à constater que les masques qu'on leur avait taillés ne s'ajustent plus. Qui sont ces gens que j'appelle mon frère, ma soeur, etc.? Qui suis-je pour eux? L'instruse qui porte en elle celle qu'ils attendent et qu'ils désespèrent de retrouver? L'étrangère qui débarque? La soeur qui part? Ces questions accompagnent ma valse entre les deux continents"
Fatou Diome, Le ventre de l'Atlantique, p. 263.

Quinze ans après, les «balseros» cubains rament toujours

Monde 14/08/2009 à 06h51

En août 1994, 32 000 candidats à l’exil se lançaient sur des radeaux vers la Floride.
LA HAVANE, envoyé spécial ÉRIC LANDAL

Photo prise en août 1994 à La Havane, montrant une embarcation de ces cubains, candidats à l'exil. (AFP)
La photo est cornée, jaunie. Elle a été prise en août 1994 à Cojimar, à sept kilomètres à l’est de La Havane. Au fond de l’image, quelques hommes torse nu. Au premier plan, Jorge et Enrique se tiennent par les épaules, tout sourire. Le premier a 27 ans, le second, 21. Dans quelques jours, ils quitteront Cuba sur une balsa, un radeau. Pour les Etats-Unis. Pour toujours, pensent-ils. Enrique est encore aux Etats-Unis. Jorge, lui, n’a jamais atteint les côtes de Floride. Tous deux furent de la vague des balseros - 32 000 environ - qui ont tenté de quitter l’île ce mois-là. C’était il y a quinze ans. Un anniversaire que ne risque pas de célébrer le régime, alors que Fidel Castro fête ses 83 ans. Même s’il avait alors autorisé le départ des émigrants.
Balsa. En ce dimanche de juillet 2009, Jorge émerge péniblement de sa sieste dans le méchant appartement de sa mère à Habana Vieja, en plein cœur de la capitale cubaine. «Tu es qui ? Je te connais ?» lance-t-il. «Je suis Marco, tu ne vois vraiment pas qui je suis ?» répond l’autre. Silence. Puis les deux se tombent dans les bras. Ils ne se sont pas vus depuis des années et Marco a désormais le crâne rasé. Mais comment Jorge pourrait-il oublier celui qui a construit la barque cet été-là ?
«J’étais étudiant ingénieur, mais j’avais quelques notions d’architecture navale, raconte Marco. Alors j’ai dessiné les plans pour mon meilleur ami, Enrique, et d’autres qui voulaient partir, dont Jorge. On a ensuite fabriqué la balsa dans un petit atelier près de la plage, avec des matériaux de récupération.» C’était quelques jours après le 5 août 1994, quand des émeutes avaient éclaté suite à plusieurs «arraisonnements» par des candidats au départ de navires en partance pour les Etats-Unis. Une première qui a fait trembler le pouvoir cubain. Mais Fidel Castro est venu en personne reprendre en main la situation. Ulcéré par les quelques centaines de visas attribués chaque année aux Cubains par les autorités américaines alors qu’elles en promettaient jusqu’à 20 000, le président cubain a alors surtout suspendu l’interdiction qui était faite aux émigrants de quitter le pays. Comme en 1980, lorsque, depuis le port de Mariel, 125 000 Cubains avaient quitté l’île. Parmi eux, nombre de repris de justice et de «contre-révolutionnaires» placés là par un régime déjà aux abois.
«On devait être six sur la barque, se souvient Jorge. Mais au dernier moment, une demi-douzaine d’autres personnes ont grimpé à bord.» Tous ou presque alternaient les petits boulots. Cuba est alors en pleine «période spéciale», ces cinq ans maudits (1990-1995) qui ont suivi la chute du grand frère soviétique et la fin de ses subsides. Une époque de restrictions économiques comme jamais n’en a connue l’île depuis la révolution de 1959.
«Une fois la balsa prête, on avait dû attendre deux jours parce que la mer était mauvaise, explique Jorge. Je me souviens qu’on avait peur que le régime referme la porte.» Mais le voyage, de jour, ne fut pas long. Le 16 août, le président américain Bill Clinton ordonne de transférer tous les Cubains repris par les gardes-côtes à Guantánamo. «Ils nous ont fait monter sur ce qu’ils appelaient un bateau-mère et ont essayé de couler la balsa. Mais elle était tellement bien construite qu’ils n’ont jamais réussi», assure Jorge. Marco ne peut réprimer un sourire de fierté. «Et puis ça a été la base militaire, de l’autre côté de Cuba.» Jorge se tait, soudain sombre. «Là-bas, j’étais seul et je suis tombé dans le piège. Ils nous disaient "on va vous donner un visa", et puis après "ça va durer des années, vous n’arriverez jamais en Floride, vous devriez rentrer". J’ai craqué au bout de trois mois : je suis retourné à La Havane.» Le silence qui suit pèse des tonnes. Puis il reprend : «On fait tous des erreurs, dans tous les pays du monde. Mais partout on a droit à une deuxième chance. Pas à Cuba. Moi, la chance de ma vie, c’était en août 1994. Et je l’ai laissée passer.»
Pied mouillé. Et Enrique ? «Lui a tenu bon et il a pu arriver en Floride.» Et ce malgré la loi du «pied mouillé». Une expression qui définit la stratégie américaine : tout Cubain qui a atteint la terre ferme aux Etats-Unis peut obtenir un visa, mais s’il est intercepté en pleine mer, il est rendu aux autorités cubaines. Depuis, Washington a signé de nouveaux accords avec le régime cubain et accorde bon an mal an plusieurs milliers de visas chaque année.
Enrique n’a jamais donné de nouvelles. Ou presque. La dernière photo que possède Jorge date de 1995. Il a cru comprendre qu’il s’était marié, qu’il avait peut-être rallié la Californie, ou le Texas. Lui a reçu pendant des années la visite d’agents des services de sécurité cubains. Moins ces derniers temps. «Peut-être au début avaient-ils peur que j’ai été formé à Guantánamo, que je sois devenu un agent américain», dit-il dans un sourire aux airs de grimace. Jorge n’a jamais pu obtenir un travail correct, a tâté de l’écriture, a vendu sans autorisations des biscuits dans la rue - «Jusqu’à ce que j’aie trop peur des policiers. J’avais l’impression d’être un trafiquant de drogue» - et fait désormais de petits boulots de maçonnerie. «Depuis, j’ai compris Cuba en voyant le film Matrix, conclut-il. On sait que la réalité n’est pas la réalité mais on fait comme si, pour ne pas désespérer.»
Honte. A quelques rues de chez lui vit Ernesto. Lui aussi était de la balsa. Il est parti deux fois aux Etats-Unis mais a fini par rentrer. Sait-il quelque chose d’Enrique ? Quand on le croise dans son immeuble, il salue mais s’échappe vite. Sa mère explique qu’il a des problèmes psychologiques, qu’il ne s’est jamais intégré à Miami, qu’il ne parle pas de son expérience. Marco et elle imaginent Enrique riche. Ils n’osent concevoir qu’il vivote peut-être encore en Floride, comme des milliers de ses compatriotes qui n’ont pas trouvé le rêve américain. Qu’il ne donne pas de nouvelles par honte de son échec. «C’est idiot mais dès que je vois un bateau accoster à La Havane, j’imagine qu’Enrique va en descendre. C’était mon ami, mon frère, souffle Marco. Mais ça n’arrive jamais.»

Clichés d'exilés

"J'ai grandi avec un sentiment de culpabilité, la conscience de devoir expier une faute qui est ma vie même. En baissant les paupières, c'était mon être tout entier que je cherchais à dissimuler. Longtemps, mon sourire a signfié "pardon". De la soumission, j'attendis l'amour des autres, en vain, alors j'exigeai le respect. Adolescente révoltée, je décidai de ne plus en faire qu'à ma tête. [...] Désireuse de respirer sans déranger, afin que le battement de mon coeur ne soit plus considéré comme un sacrilège, j'ai pris ma barque et fait de mes valises des écrins d'ombre. L'exil, c'est mon suicide géographique. L'ailleurs m'attire car, vierge de mon histoire, il ne me juge pas sur la base des erreurs du destin; il est pour moi gage de liberté, d'autodetermination. Partir, c'est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances. Tant pis pour les séparations douloureuses et les kilomètres de blues, l'écriture m'offre un sourire maternel complice, car, libre, j'écris pour dire et faire tout ce que ma mère n'a pas osé dire et faire."
Fatou Diome, Le ventre de l'Atlantique, p. 262.