mercredi 14 avril 2010

Extrait de La fille bien

Tobias est un homme agréable. D’une présence agréable. Grâce à qui elle a accompli énormément de choses ces dernières années. Il ressemble à ma mère, linéaire, organisé comme un calendrier. Qui ne dépasse jamais ses limites. Ne te demande pas de les dépasser. N’est même pas conscient qu’il y en a. Matty n’a pas le temps de se demander si c’est une bonne chose. Elle noue ses cheveux dans un chignon rapide, salue la secrétaire, «le docteur vous attend, Kathy», « c’est Matty… », « pardon? », « je m’appelle Matty », « Bureau du docteur Kingsley j’écoute ». Elle hausse les épaules et ramasse les dossiers empilés dans son casier, pense à Tobias, «Bonjour Docteur», le mouvement de la porte provoque un courant d’air qui fait voler une pile de papiers posée sur le coin de son bureau. Elle se précipite pour les ramasser. Effleure la main du docteur de ses doigts glacés, d’un geste distrait, qui fait monter le sang à ses joues, comme si elle avait fait exprès d’ouvrir la porte trop violemment pour créer ce contact là, alors que ce n’est pas vrai. Kingsley ne lui plait pas du tout, vraiment pas du tout. Elle pense : ça doit être à cause de sa réputation, toutes les stagiaires sont raides de lui, je suis troublée à l’idée qu’il croie cela de moi; pensant encore : il est plus jeune qu’il ne le parait, quand on occulte la bulle d’austérité dans laquelle il se tient. Elle voit ses mains qui tremblent légèrement et les replient dans son dos. De quoi doit-elle lui parler? Elle se rappelle de la pochette qui pèse sur son avant-bras, mais elle a l’impression qu’elle pourrait tout confier aujourd’hui à ce Noir qui la regarde avec autorité. Parler de son affreuse chambre. De ses cauchemars. De son malaise depuis qu’elle est arrivée sur cette île? Je suis pas dans mon assiette. Elle pourrait lui dire : j’ai beaucoup de mal à me lever, ça ne m’est jamais arrivé docteur, beaucoup de mal à sortir de ma chambre le matin, à me sentir bien quand je vous croise dans la rue, beaucoup de mal à vous soigner, à collaborer avec vous…
Je m’excuse docteur.
Elle est étonnée d’avoir dit « docteur » alors qu’elle continue à l’appeler en elle-même « le Noir ».
Il lui sourit.
Pour mon retard ce matin.
Il n’y avait pas de navette libre, vous comprenez.

Elle a traversé St-George, déjà brûlante à huit heures, lentement, pour ne pas ruisseler sous ses vêtements avant même de commencer sa journée.

Le docteur continue de sourire, attendant quelque chose. Matty a l’impression que la température ne cesse de descendre dans la pièce, et que de la fumée sort de sa bouche chaque fois qu’elle expire. Sur le tas de la pile qui était éparpillée au sol, elle lit le nom de son tuteur, David Kingsley, dans la case du patient. C’est un formulaire d’examens.
Petit check up de routine, dit-il. Comment va Mme Sutton?.
Elle sort de sa pochette le dossier d’une patiente arrivée aux urgences ce matin avec un bras violet et gros comme une pastèque, une piqure de scolopendre, l’amputation est envisagée.

Plus tard, en sortant du tunnel des classes comme elle l’appelle, elle se rend compte qu’elle continue de l’appeler en elle-même le Noir. Qu’elle a beau connaître son nom, lui répondre « docteur », elle pense le Noir. Elle pense à lui comme à la partie d’un tout qu’elle a de plus en plus de mal à distinguer. Pourtant, elle veut les écouter, elle veut les comprendre. Elle a lu leurs écrivains. Des livres sur leur histoire. Elle se dit, leur ignorance, leur sauvagerie, le sexe comme seule source d’intérêt, leur rhum, c’est une détresse de peuple soumis. Les pauvres, on les a exclus de notre progrès.

Elle pense aussi qu’elle n’aime pas vraiment le contact physique avec ses patients. Qu’elle a peut-être confondu ses aspirations de carrière avec son désir d’être, une fois au moins, la malade de sa mère. C’est tout.