"Comment peut-on encore penser comme ça?... c'est du racisme... néocolonialisme... tu devrais avoir honte... avec de telles phrases qu'on colporte l'intolérance... devrait être interdit..." Elle sait ce que l'on doit penser. N'a pas de doute sur l'endroit exact où se trouve la frontière à ne pas dépasser. N'est-ce pas choquant en effet d'entendre ses amis, "des gens cultivés pourtant!", imiter l'accent africain, antillais, et se marrer, dire que vraiment, ils ont essayé la coopération, que ça ne marche pas, les gens là-bas ne veulent pas travailler, attendent de l'aide, donnez-nous de l'argent et basta... "Mais voyons, s'insurge-t-elle, vous ne pouvez pas les juger avec des critères occidentaux!". Et tous ces courts-circuits dangereux. Associer noir et sexe. La pingrerie aux juifs. Il ne faut surtout pas en rire. Il faut combattre. Le port du voile. Les gens qui jettent leur pot de yaourt dans la poubelle. Elle crie mais elle a peu d'ennemis. Quand on est un intellectuel ici, on est large d'esprit. On croit à l'égalité de toutes les compétences. On croit à l'humanité enracinée en chacun de soi. On défend l'idée folle que tous les hommes, de toutes les couches sociales, de tous les pays, nous ressemblent. On les imagine discuter valeur de l'art, préparer des mets de gastronome, tolérer la différence, vouloir le bien du pays. Il ne leur manque souvent que l'argent. Et la liberté de le faire. Des siècles d'exploitation et d'esclavage leur ont appris à se conduire en sauvages enchaînés. Mais ils pourraient...
Elle mène de grandes batailles. Elle n'a jamais mis un pied en Afrique. Si, si, une semaine en Tunisie qu'elle rétorque. Je l'ai vue la misère. Et qu'elle parle aux Cubains chaque fois qu'elle passe ses vacances sur l'île. Le barman de l'hôtel. Un type intéressant, tellement cultivé. Seulement 3 % d'analphabétisme sur cette île, c'est moins qu'aux États-Unis, une réussite du castrisme. On devrait en tirer des leçons, non?
Peut-être, un jour, vivra-t-elle dans une de ces îles, le temps d'un contrat ministériel qu'aura accepté son mari. Poussé par elle. T'imagines le soleil, la mer, des plages paradisiaques, et ces gens si sympa, qu'elle admire et défend depuis tellement longtemps, qu'elle va pouvoir côtoyer comme voisins, amis. Aller faire son marché avec eux. Manger des fruits tropicaux. Elle n'hésite pas une seconde. Elle dévore tous les livres d'histoire. Elle espère pouvoir parler de leurs écrivains, ceux qui les ont libérés, ont hissé leur langue en arme de résistance contre l'occupant. Elle espère leur montrer comme elle a pris du temps pour les connaître, comme elle est curieuse. Et s'insurger contre l'esclavagisme qui plane encore, et s'insinue dans le discours, dans les raccourcis qu'elle combat, dans les champs qu'ils continuent de cultiver pour des blancs qui n'ont jamais rendu ce qu'ils avaient pris. Elle ne sait pas que dans les îles les différences de couleur sont si importantes qu'on a inventé des mots pour différencier la mulatre, d'une capre, une negresse ou une chabine.
Mais elle est blanche. Occidentale. Friquée. Habite un quartier sécurisé. Elle parle la langue de l'élite. Pas seulement une histoire de traduction comme un Anglais en France. Elle aurait beau apprendre le créole d'ici qu'elle parlerait toujours en étrangère. Une langue étrangère. Les écrivains, quel misère, le peuple ne les connaît pas, ceux qui s'épuisent à les libérer de leur image de bon sauvage. Et tous ces hommes qui boivent, le rhum, le sexe, comme seul centre d'intérêt, elle répète que c'est une détresse de peuple soumis. La faute à l'autre. Elle sourit mais ça commence à virer amère, remarques cinglantes envers le serveur accoudé au bar depuis une heure alors qu'elle attend son café - un café, c'est quand même pas compliqué! Un putain de café, deux heures pour le préparer alors qu'il y a plus de serveurs que de clients dans ce bar! Les autres "femmes de" en rajoutent. Qu'ils dépensent leur argent sur le champ, dès qu'ils en gagnent, en rhum, en loterie. S'arrêtent dans chaque lolo jusqu'à ne plus pouvoir mettre un pied devant l'autre. Et les femmes c'est pire encore, leur quinze gamins qui crèvent de faim à la maison, qu'elles envoient faire la pute ou le mendiant. Et qu'elles sont pas foutues de revenir avec la paye indemne. Ils n'ont pas appris à calculer, faire un budget, économiser, dit l'autre. Trop sauvages. Ça délie sa langue que retenait encore les valeurs d'avant. Autour d'un thé, elles ricanent en évoquant leurs danses lascives, leur sexualité primaire. On dirait des brutes, c,est vrai, parfois ils me font peur... Ils ignorent le second degré, ni dans l'humour, ni dans les attitudes. Ils sont en relation primaire avec le monde. Ah, et qu'ils se plaignent constamment, réclament, accusent, "nous sommes les victimes de siècles d'esclavage". Un bon moyen de ne pas bosser. Enfin, qu'ils s'organisent, qu'ils s'activent!... S'ils arrêtaient de baiser à tout bout de champ, ils auraient plus de temps... et moins de bouches à nourrir... Et hop, un biscuit enfourné sur un fond de franche rigolade.
Elle continue à se ranger du bon côté, elle veut les écouter, elle cherche les raisons. Elle cherche pourquoi ces hommes sont restés des sauvages. Les pauvres, on les a exclus de notre progrès, pense-t-elle. Et elle se pense une fille bien. Quand elle rentre au pays, et que les autres la regardent horrifiés, prononcent le mot, celui dont elle usait pour que ses interlocuteurs baissent la tête, devant ce genre d'accusation, toute défense ressemble aux débattements paniqués d'un coupable pris sur le fait. Elle explique qu'il faut être sur place pour comprendre, la réalité est bien différente dans les îles. Elle entend l'écho de tous ceux qu'elle a humiliés, qui répétaient la même phrase, et elle qui exultait d'emporter une victoire écrasante. Victoire du bien.
Elle jette une brique de lait dans la poubelle - "le bac de recyclage est sous l'évier" - qu'elle entend. Chez elle, on jette sa canette vide dans une montagne vide d'hommes, d'un geste nonchalant, comme ça, en passant le bras par la fenêtre, conduisant de l'autre main.
Elle mène de grandes batailles. Elle n'a jamais mis un pied en Afrique. Si, si, une semaine en Tunisie qu'elle rétorque. Je l'ai vue la misère. Et qu'elle parle aux Cubains chaque fois qu'elle passe ses vacances sur l'île. Le barman de l'hôtel. Un type intéressant, tellement cultivé. Seulement 3 % d'analphabétisme sur cette île, c'est moins qu'aux États-Unis, une réussite du castrisme. On devrait en tirer des leçons, non?
Peut-être, un jour, vivra-t-elle dans une de ces îles, le temps d'un contrat ministériel qu'aura accepté son mari. Poussé par elle. T'imagines le soleil, la mer, des plages paradisiaques, et ces gens si sympa, qu'elle admire et défend depuis tellement longtemps, qu'elle va pouvoir côtoyer comme voisins, amis. Aller faire son marché avec eux. Manger des fruits tropicaux. Elle n'hésite pas une seconde. Elle dévore tous les livres d'histoire. Elle espère pouvoir parler de leurs écrivains, ceux qui les ont libérés, ont hissé leur langue en arme de résistance contre l'occupant. Elle espère leur montrer comme elle a pris du temps pour les connaître, comme elle est curieuse. Et s'insurger contre l'esclavagisme qui plane encore, et s'insinue dans le discours, dans les raccourcis qu'elle combat, dans les champs qu'ils continuent de cultiver pour des blancs qui n'ont jamais rendu ce qu'ils avaient pris. Elle ne sait pas que dans les îles les différences de couleur sont si importantes qu'on a inventé des mots pour différencier la mulatre, d'une capre, une negresse ou une chabine.
Mais elle est blanche. Occidentale. Friquée. Habite un quartier sécurisé. Elle parle la langue de l'élite. Pas seulement une histoire de traduction comme un Anglais en France. Elle aurait beau apprendre le créole d'ici qu'elle parlerait toujours en étrangère. Une langue étrangère. Les écrivains, quel misère, le peuple ne les connaît pas, ceux qui s'épuisent à les libérer de leur image de bon sauvage. Et tous ces hommes qui boivent, le rhum, le sexe, comme seul centre d'intérêt, elle répète que c'est une détresse de peuple soumis. La faute à l'autre. Elle sourit mais ça commence à virer amère, remarques cinglantes envers le serveur accoudé au bar depuis une heure alors qu'elle attend son café - un café, c'est quand même pas compliqué! Un putain de café, deux heures pour le préparer alors qu'il y a plus de serveurs que de clients dans ce bar! Les autres "femmes de" en rajoutent. Qu'ils dépensent leur argent sur le champ, dès qu'ils en gagnent, en rhum, en loterie. S'arrêtent dans chaque lolo jusqu'à ne plus pouvoir mettre un pied devant l'autre. Et les femmes c'est pire encore, leur quinze gamins qui crèvent de faim à la maison, qu'elles envoient faire la pute ou le mendiant. Et qu'elles sont pas foutues de revenir avec la paye indemne. Ils n'ont pas appris à calculer, faire un budget, économiser, dit l'autre. Trop sauvages. Ça délie sa langue que retenait encore les valeurs d'avant. Autour d'un thé, elles ricanent en évoquant leurs danses lascives, leur sexualité primaire. On dirait des brutes, c,est vrai, parfois ils me font peur... Ils ignorent le second degré, ni dans l'humour, ni dans les attitudes. Ils sont en relation primaire avec le monde. Ah, et qu'ils se plaignent constamment, réclament, accusent, "nous sommes les victimes de siècles d'esclavage". Un bon moyen de ne pas bosser. Enfin, qu'ils s'organisent, qu'ils s'activent!... S'ils arrêtaient de baiser à tout bout de champ, ils auraient plus de temps... et moins de bouches à nourrir... Et hop, un biscuit enfourné sur un fond de franche rigolade.
Elle continue à se ranger du bon côté, elle veut les écouter, elle cherche les raisons. Elle cherche pourquoi ces hommes sont restés des sauvages. Les pauvres, on les a exclus de notre progrès, pense-t-elle. Et elle se pense une fille bien. Quand elle rentre au pays, et que les autres la regardent horrifiés, prononcent le mot, celui dont elle usait pour que ses interlocuteurs baissent la tête, devant ce genre d'accusation, toute défense ressemble aux débattements paniqués d'un coupable pris sur le fait. Elle explique qu'il faut être sur place pour comprendre, la réalité est bien différente dans les îles. Elle entend l'écho de tous ceux qu'elle a humiliés, qui répétaient la même phrase, et elle qui exultait d'emporter une victoire écrasante. Victoire du bien.
Elle jette une brique de lait dans la poubelle - "le bac de recyclage est sous l'évier" - qu'elle entend. Chez elle, on jette sa canette vide dans une montagne vide d'hommes, d'un geste nonchalant, comme ça, en passant le bras par la fenêtre, conduisant de l'autre main.
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