Elle lut : « À l’image mécanique et instrumentale du langage que nous propose le grand système marchand […], j’oppose notre descente en langage muet dans la nuit de la matière de notre corps par les mots et l’expérience singulière que fait chaque parlant, chaque parleur d’ici, d’un voyage sans parole; j’oppose le savoir qui nous avons, qu’il y a, tout au fond de nous, non quelque chose dont nous serions propriétaire (notre parcelle individuelle, notre identité, la prison du moi), mais une ouverture intérieure, un passage parlé . » De recopier dans sa propre écriture cette lecture fait émerger des idées dont l’importance ne respecte pas leur ordre d’apparition.
D’abord, que le langage utilitaire, ce que Novarina nomme le langage de la communication, nourriture pour animaux, est le ciment d’une société. C’est sur lui que repose notre appartenance et reconnaissance à la communauté. Elle pense à ces gens qui voudraient interdire des mots sales, nègre, nain, gros, vieux, ou même des expressions qu’elle ne peut s’empêcher de lâcher un sourire en coin. Alors la société peut bien accepter quelques violences et boursouflures pour qu’on puisse sauver ce langage ouvert, cheminant à travers les incertitudes que Novarina chérit.
Elle pense ensuite au Ferdinand de ce roman avorté de LF Céline… « Ferdinand! Ferdinand! », hurle le capitaine Dagomart, « [o]ù est-il encore ce pitre? » Et Ferdinand de répondre : « Je suis embouti dans les parois, raplati, relancé dans la trempe, repris dans l’enchevêtrement, raccroché au crible des sabots, les ferrures m’emportent, pilé vif, je suis roulotté, farci lambeaux, laminé en poudre. J’évapore . » Cette façon dont Novarina se laisse submerger par la langue pour faire émerger quelque chose de plus profond, de plus vrai que la parole rationnelle lui rappelle cette petite musique du cœur (boueux), avec laquelle Céline espérait traverser la nuit. La phrase de Céline, c’est cette phrase étouffée qui tourbillonne jusqu’à trouver un passage dans un éclair ou se perdre dans des points de suspension après avoir dansé sur une musique de folie. Une explosion de liberté ou de hontes et de mots qui fuse en phrases choc ou disparaissant dans un hoquet.
Elle se dit qu’il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui laissent la langue prendre les reines pour tisser un lien entre les corps sans avoir à passer (à être traduit) par le langage rationnel, et les autres qui se servent du langage comme un outil pour transcrire le plus fidèlement possible leur pensée. Elle ouvre le tiroir et commence à faire le tri. Untel à gauche, l’autre à gauche, lui aussi. Décidément, c’est un lieu commun chez les écrivains. Elle tombe sur Cortázar. Ah! Lui au moins… Il le dit dans Marelle, « l’écrit purement esthétique est un escamotage et un mensonge, il finit par engendrer le lecteur-femelle, le type qui ne veut pas de problèmes mais des solutions ou de faux problèmes étrangers à lui-même qui lui permettront de souffrir, confortablement installé dans son fauteuil, sans se compromettre dans ce drame qui devrait être aussi le sien ». Lui n’idolâtrera pas le langage… Mais le traître d’ajouter que la pensée contemporaine ne pourra se casser qu’en dynamitant le langage sur lequel elle se fonde.
Elle jette ses tiroirs, plutôt les étiquettes, recommence : il y a les écrivains qui cherchent à se transporter dans l’écriture et ceux qui visent l’émotion du lecteur. Novarina veut se faire submerger par « un état surgissant du langage ". Elle veut submerger le lecteur, « attaquer le monde » pour lui. Car enfin, pourquoi faudrait-il s’enfermer dans cette dialectique de la vérité profonde opposée à des artifices de surface. Le langage du corps n’est pas plus vrai, plus immédiat que celui de la raison. Il vient d’ailleurs et révèle une des cases du kaléidoscope.
Enfin, tout ça ne la dérange pas car elle s’entend avec Novarina sur le principal. « Penser n’est pas avoir des idées, jouir d’un sentiment, posséder une opinion, penser, c’est attendre en pensée, avoir corps et esprit en accueil. La pensée ne saisit pas, ne possède rien; elle veille, elle attend . » Penser, c’est slalomer dans l’incertitude, c’est un mouvement, pas un résultat. Les écrivains du fragmentaire (Pascal, Cioran, Weil) le savent bien. Ils laissent la réflexion mobile en refusant de résoudre la tension crée par la cœxistence de pensées paradoxales.
Sur ce, elle prend ses affaires, saute sur la poignée, et sort au pas de course.
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