lundi 10 novembre 2008

Un projet sur deux ans

D’un côté, des discours de plus en plus intégristes et simplificateurs qui se cognent pour fabriquer de toutes pièces un « choc des civilisations ». De l’autre, un fantasme de monde globalisé – la planète Mac Do – qui, sous couvert d’un multiculturalisme prétendant reconnaitre toutes les revendications identitaires, couvre les différences sous un voile de neutralité et absorbe la diversité en l’ignorant complètement. Face à ce désir d’uniformisation, ma pratique cherche à recréer, à la manière des œuvres d’art réunies sous le genre de « l’esthétique relationnelle », des espaces ambivalents, où la neutralité fonctionnelle des paysages postmodernes côtoie le baroque de la vie quotidienne.

Le terme d’« esthétique relationnelle » a été inventé en 1996 par le critique et théoricien de l’art français Nicolas Bourriaud et peut être résumé comme une théorie des liens qu’entretiennent certaines pratiques artistiques occidentales des années 1990 avec la « sphère des interactions humaines et de leur contexte sociale ». Sa théorie s’applique surtout aux œuvres d’art qui prennent comme point de départ la notion d’espace mental en changement constant. Dans le contexte de l’esthétique relationnelle, l’art ne cherche pas la rencontre entre un objet et un observateur, mais la création d’un espace (réél ou figuré) où des rencontres intersubjectives se produisent. Dans un monde où les relations interpersonnelles sont de plus en plus restreintes, où les personnes sont remplacées par des machines (comme dans le modèle du guichet automatique) et où les nouveaux outils de communication servent à délimiter les espaces d’interaction sociale (puisqu’on tend de plus en plus à n’interagir que par ces moyens, comme dans le cas de Facebook), ces pratiques furtives créent des espaces de vie ambivalents, en détournant l’identité purement fonctionnelle des lieux par des réappropriations communautaires continuelles et multiples.

Ainsi, on ne peut nier que les bases du monde moderne fondées sur les frontières et une logique dialectique ont été remplacées par le paradigme de la mobilité qui trouve son symbole dans ces nouveaux lieux de transit et de déracinement de la postmodernité que l’anthropologue Marc Augé a nommé les « non-lieux », par opposition aux « lieux anthropologiques », qui se veulent identitaires, relationnels et historiques . Mais je pense que l’on ne peut en parler sans aborder leurs apories et mettre en doute cette neutralisation de l’espace. Dans L’Autoroute du sud de Cortázar par exemple, le traitement fantastique de l’autoroute, où un incompréhensible embouteillage qui se prolonge pendant des mois entraine la formation d’une véritable communauté, montre bien que la théorie des non-lieux ne résiste pas à l’épreuve du passage d’individus dans le lieu. Dès que de l’humain s’y insère, il fait cloquer la surface lisse du lieu, le détourne de son identité purement fonctionnelle. Dès lors, plutôt que de condamner ces non-lieux au mutisme et à la neutralité, il faudrait les envisager comme des portes qui ouvrent sur des espaces de relation multiples, pour lesquels il nous faut inventer de nouveaux récits, car la forme du roman classique est incapable de laisser ouverte à l’infini cette multitude.

La structure de Salles d’Espérance construit cette infinie « compossibilité » du monde, pour reprendre un terme de Leibniz. La juxtaposition de contraires, la multiplication des points de vue et la mobilité des fragments multiplie les strates de lecture que d’autres enlèvent par peur de l’altérité ou du doute. L’éclatement de mon récit repose donc sur une utilisation bien plus romantique que nihiliste du fragment. La nuance est faible, mais elle permet de distinguer la parole morcelée d’un Cioran qui affirme que le monde est dénué de toute signification, de la parole ambivalente d’un Pascal qui refuse de trancher, parce que l’essence de son message est davantage dans le questionnement que dans la conclusion. Ainsi, mon écriture ne résout pas les paradoxes, « mais juxtapose, c’est-à-dire, laisse en dehors, les uns des autres les termes qui viennent en relation, respectant et préservant cette extériorité et cette distance comme le principe — toujours déjà destitué — de toute signification ». Dans un monde où l’on ne croit plus qu’à l’uniformisation de la pensée, où des mots sont menacés d’extinction parce qu’ils « sortent » du cadre idéologique dominant, je pense que le rôle de l’écrivain est de maintenir l’ambivalence présente dans chaque sphère du quotidien.

L’interprétation du monde ne peut et ne doit pas être univoque. Ma parole ne l’est pas davantage. Je ne me situe pas dans la posture de l’écrivain engagé, au sens sartrien du terme. Mon projet n’incite pas le public à l’action politique, n’ambitionne pas la confrontation, n’est pas inscrit dans un esprit de militantisme. Il utilise le langage littéraire pour offrir un point de vue critique sur la société. Il fait émerger au niveau linguistique des subjectivités pour faire contre-pied à l’uniformisation des cultures et des langues. Autrement dit, je montre qu’il est encore possible de produire une multitude de signes subjectifs, même dans un monde aux signes vidés. C’est ce cumul d’individus, de subjectivités, que mon écriture poursuit, non dans un rapport à l’exhaustivité, mais au manque. Elle appelle toujours de nouveaux blocs pour combler son incomplétude. Ainsi, l’économie de ma pratique est davantage celle de l’outrance fragmentaire, une boulimie de fragments qui repose sur la logique du collage, chaque nouvelle juxtaposition créant de nouveaux sens qui s’additionnent aux précédents sans jamais résoudre la pensée dans une synthèse.

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