Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux, il faut d’abord répondre. Camus, Le Mythe de Sisyphe, p.1
À la question de l’absurde, Cioran répond par la négation, pour être fidèle à son système qu’il croit ne pas avoir. Si la vie est absurde, la mort, elle, n’a aucune valeur, car elle est ce qui fige l’incertitude de la vie. Finalement, on voit bien que Pascal et Cioran collaborent malgré la grimace du second. Ils y croient à la confusion.
… cette fantastique grammatologie, formellement incommensurable, des futurs verbaux, des subjonctifs et des optatifs s’est révélée indispensable à la survie, à l’évolution de ‘l’animal doué de langage’ face au scandale et à l’incompréhensibilité de la mort individuelle. Grammaire de la création, p. 15
Incompréhensibilité, peut-être. Scandale, je ne vois pas. Scandale plutôt de ce futur qui nous coupe nos jambes, nos bras, nos cœurs, nos odeurs, nos limites, nos palpitations, pour repousser la mort. Grammaire du concept, de l’abstrait. Elle élague tout ce qui est périssable, particulier, informe, pour construire une humanité lisse, homogène, pérenne.
L’espoir n’aurait aucun sens dans un ordre totalement irrationnel ou dans le cadre d’une éthique arbitraire et absurde. Grammaire de la création, p. 16
L’espoir s’enroule à des fictions. Et de nouvelles fictions viennent pousser du coude les anciennes. Ordre divin vers lequel on adressait passionnément ses prières, foi aveugle dans le Progrès, la Science, le savoir. Si la rationalité cartésienne est pleine de trous, reste cette belle fiction de l’humanité. L’être humain perfectible, qui doit retrouver sa bonté, son équité, sa bravoure, son érudition, au prix de massacres parfois on parfait l’homme, on y mets tous nos espoirs, on se fait barbares intérimaires pour combattre l’essence barbare de l’homme.
… La Divinité a créé notre univers dans un moment d’inadvertance, d’absence. Grammaire de la création, p. 51
Valeur de l’accident dans la création contemporaine. Deux fragments juxtaposés sur le bureau dans un moment d’absence créent une histoire. Un fil de laine trouvé dans une poubelle donne le ton à une œuvre picturale. L’intentionnalité de l’auteur a été dynamitée avec le structuralisme qui donne la place du roi à la langue. Peu m’importe de savoir ce que tu as voulu dire, la langue travaillera avec la subjectivité du lecteur pour créer son œuvre. De là le nombre croissant d’écrivains médiocres qui font leur succès sur le talent des lecteurs. De là aussi les bavardages intempestifs des artistes sur leurs œuvres, leur impudeur : ils sont pris de vertige devant la mobilité de leur fiction qui leur échappe toujours.
Puisse venir le temps où l’œuvre ne sera pas lue… Grammaire de la création, p. 108
Par humanisme, parce que l’œuvre parle à cette part de l’humain que nous voudrions combattre. Vient aussi la question de la responsabilité. Vacillante. Pas seulement la responsabilité de l’influence, Nietzsche n’aurait-il pas mieux du se taire que d’élaborer sa morale des forts qui a abouti au surhomme et à son utilisation fasciste? Une responsabilité moins orgueilleuse. Le simple fait d’ajouter des lignes imparfaites, du gaspillage diront certains, dans la grande bibliothèque. Se dire qu’un lecteur choisira peut-être votre livre alors qu’il n’a pas lu Homère, Flaubert, Cioran, Nieztsche, Pascal, Céline, Proust, Dostoievski, Cortazar, Pennac même…
… aucune anatomie de leurs éléments, aucun démembrement technique de leur gestation et de leurs sources possibles ne saurait expliquer la vitalité du tout, une vitalité dont la somme dépasse radicalement celle de toutes les parties discernables. Grammaire de la création, p. 112
Il ne faut pas pousser, c’est la force du collage, de jouer avec la juxtaposition de fragments pour que l’ensemble donne l’impression d’être mobile. Si aucune autopsie du texte ne démasque les fils derrière les marionnettes, c’est simplement parce qu’ils sont dans la tête du lecteur, et non dans le texte.
L’art et la littérature sont possibles parce qu’ils imitent le fiat divin. Grammaire de la création, p. 210
Oui, oui, les femmes enfantent et les hommes créent, chacun dans le désir de « peupler ce petit monde de présences qui lui sont à la fois familières et rebelles. » Que c’est beau! . (Soupire)
Il s’agit moins, et c’est important de le comprendre, d’être créateur que de s’inventer une existence — l’être créateur — qui réponde au problème de l’inutilité de toutes choses, au vide de nos vies. Lawrence Olivier, Vaincre l’espoir comme tâche politique, p. 148.
Lawrence Olivier s’en prend enfin à l’art comme espace de libération de soi, comme la forme privilégiée de l’espoir. Il cite notamment comme exemple le programme situationniste basé sur la croyance que la part irréductible de créativité qui se trouve en chaque être le protège de l’asservissement total, le maintient en vie.
En quoi la liberté de créer est-elle la mesure de l’humanité? En créant, croit-on, l’homme dépasse sa condition, ouvre un champ des possibles, transforme le monde. Mais il n’est pas créateur. Il s’invente créateur pour conférer à son existence un sens. Il croit posséder plus de valeurs en se croyant créateur.
Par ailleurs, ce que propose la création reste prisonnier du langage qui l’énonce. Il s’agit d’une ‘réalité’ contingente, arbitraire, liée à des systèmes interprétatifs. Ces systèmes ne sont pas hors du monde; ils sont eux-mêmes le produit des valeurs, des désirs qui cherchent à donner sens au monde. On n’en sort pas. Ce que produit la création est en fait une nouvelle conception idéale de l’homme, elle le fait en posant une manière d’être à l’aide de l’imagination; elle imagine d’autres manières d’être pour échapper aux contraintes qui pèsent sur l’homme. Elle propose une autre humanité.
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