lundi 10 novembre 2008

Faire des gigognes


Le recours à l’imposture, au détournement ou au faux dans l’écriture est l’expression humble d’une vaste imagination. D’un goût évident pour le doute aussi.

« Faire des gigognes », c’est travailler le texte comme un archipel au lieu d’une route. Ne pas céder à la tentation de la linéarité, d’organisation univoque du récit pour tenter d’écrire le monde qui m’entoure. Car je ne trouve pas, dans mon monde, de sujets qui puissent être représentés autrement que par une polyphonie de blocs divergents. Je ne trouve pas de destinées qui s’éclairent à la lumière d’un trait univoque dessiné à la dernière page; je ne trouve pas de questions existentielles qui puissent se résoudre dans du Coelho. Bien-sûr, à l’archipel, il faut couper les racines, les îles doivent remuer, se frotter, prendre le risque d’un choc frontal. Les îles gigognes ne doivent pas se juxtaposer en blocs hétérogènes dans un tableau d’ensemble statique de la diversité. L’archipel est sous tension d’un désir de résolution du multiple auquel on résiste pour ne pas faire tomber le texte dans l’immobilité.
Parfois on cède. Tentation de la lisibilité? Ou simplement besoin de clarté? Il arrive qu’on ne supporte plus la liberté devant laquelle nous laisse la malléabilité de l’œuvre gigogne et qu’on épure les excès, les contrastes, les incohérences pour accéder à la clarté. En somme, on fait le travail qu’on voulait laisser au lecteur dans un moment de doute sur la valeur du doute.
Les jeux d’emprunt, l’ironie, les fausses pistes, la satire et autres détournements servent le même dessein. Ils créent de l’épaisseur, des strates de signification supplémentaire sous l’histoire racontée. Ils créent un vertige du « Et si tout ceci signifiait l’inverse ? » dont il ne faut peut-être pas abuser pour rester lisible, même s’il est parfois difficile de résister à l’appel d’une fausse citation mise en exergue, lorsque la phrase qui la constitue fonctionne mieux en marge du texte que dans la bouche du narrateur.
De toute façon, mise à part la malheureuse présence d’un égo défaillant qui me fait aspirer malgré ma posture à quelques gloires en pitance, je crois à l’anonymat plus qu’aux droits d’auteur, au relais, aux emprunts, aux détournements, aux mélanges, qui sont appropriation et non vol, dès qu’ils passent dans une nouvelle main.
Les modifications que le traducteur a opérées sur le Manuscrit trouvé à Saragosse ont permis que le livre soit lu. Est-un une manipulation malhonnête? Lequel des deux est le bon, celui de l’auteur qui n’aurait pas passé l’époque classique seul ou celui du traducteur qui a coupé l’essence de l’œuvre en organisant le chaos?
On peut tenter de répondre à cette question. On peut écrire le monde pour le clarifier, mais je crois à l’énigme, parfois légère, parfois tragique, comme mode d’appréhension du monde.

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