lundi 10 novembre 2008

Perruquer

Borges disait que le livre était le « centre d’innombrables relations ». Un enchevêtrement de fils. Lianes filandreuses qui viennent des rumeurs du dehors. Ça pourrait être ce « même de la chose » qui appelle Munier. Peut-être aussi une brume qu’on voudrait dissiper de la main pour retrouver l’essentiel. Le raffia autour des marchandises emballées. S’y entremêlent les routes intérieures. Pas un unique canal d’où surgirait l’É-mo-tion o-ri-gi-nelle. Pire, le fil qui relierait cet Homme majuscule tapis en chacun de nous à tous les autres pour recréer l’harmonie regrettée par les humanistes et par Juliet. Il y a plein de lianes tendues entre les expériences vécues, les lieux, le ressenti, et voilà qu’elles ressortent elles aussi pour s’emmêler aux autres dans le texte. Après, ils nous demanderont ce qui appartient à l’auteur dans ce nœud, de le départager de ce qui est pure fiction. Cette mort là, c’est bien à vous? Quand même, quand même, l’imagination, on ne peut pas tout inventer. Ils diront même que l’écrivain est un narcissique honteux qui aime s’exhiber par procuration. Pourtant, passée l’étape de la création, alors que l’écrivain aimerait tant que ses fils lancés s’emmêlent à ceux des lecteurs, il lui faudra admettre sa disparition du texte. Pouf!
S’il est narcissique, il essaie de prolonger son existence, il crée une « communication » avec le lecteur. Ainsi de cette nouvelle fascination pour l’ébauche, dont parle Pierre Chappuis, intensifiée à l’heure du net, et qui permet à l’auteur de ne pas lâcher son texte. Chaque fois que le lecteur voudrait mettre la main sur l’objet, l’autre pose sur la table sa nouvelle version, bercé par le vain espoir de s’approcher de « ce qu’il veut vraiment dire ». Finalement, ça finit en baston : « - Il est à moi! - Non à moi! », ça tire des deux côtés, et peut-être chacun repart avec un bout de texte déchiré qu’il conservera par orgueil, et par orgueil seulement.
Le livre devient le lieu de nouvelles rencontres. Il bouge. Qu’il réponde à des exigences rudes de brièveté ou qu’il croule sous une opulence de détails. S’il est bon, il est plus fort que l’écrivain. Pas dans le sens d’un clivage qui exclurait l’un de l’autre. Au sens où Nizon l’entend quand il dit que « l’écriture est plus forte que la vie » : « la vie se perd n’importe comment, presque tous les vivants ne touchent jamais à leur vie à eux, ils sont comme de la marchandise emballée, ils traversent leur vie comme ça, empaquetés sans jamais sortir leurs mains. La vie de la vraie littérature est beaucoup plus puissante. C'est l’unique possibilité de toucher à la vie. C'est aussi, à l’opposé, l'obligation pour l’écrivain de créer la vie dans un sens bouleversant, de dégager la vie dans chaque syllabe, une vie qui n'était pas disponible, pas touchable ailleurs. »

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